Ayant fréquenté pendant plus de quarante ans les couloirs, les antichambres, les bureaux des ministères, des Assemblées et des administrations de l'Etat, j'ai observé un certain nombre de conseillers - décideurs la plupart issus de l'ENA. Toute ressemblance avec l'un ou l'autre serait purement fortuite... Ce texte a été écrit en décembre 1985, au moment où j'ai cessé d'exercer. 15 ans plus tard, la situation morale et matérielle du corps médical français n'inspire plus aucune jalousie. Le lecteur corrigera de lui-même l'un des derniers paragraphes.
TECHNOCRATOS est en général un fils de famille, travailleur, brillant, réfléchi, ambitieux, vêtu avec une élégance discrète. Sa coiffure est toujours soignée, un peu moins longue que celle de sa génération ; il porte parfois de petites lunettes cerclées qui donnent à sa pensée un air de concentration qui sied. Son élocution est harmonieuse, ses phrases sont équilibrées le ton volontairement neutre et apparemment impartial, comme l'argument, mais il a tendance à devenir légèrement pédant devant un contradicteur.
Les jaloux disent de lui qu'il est seulement "un crate" et non "un techno", qualification qui ne s'acquiert qu'à la longue, après des années d'expérience sur le terrain qu'il ne possède pas encore par définition.
TECHNOCRATOS n'est pas paresseux. Son assiduité et sa ponctualité sont en général supérieures à la moyenne, mais il ne néglige toutefois pas ses distractions personnelles : loge réservée à son ministre dans un subventionné, week-end prolongés à la montagne, à la mer où il aime faire de la voile, où encore à l'étranger où il ne déteste pas se faire désigner pour une mission du plus haut intérêt national et dont il goûte les retombées touristiques, surtout lorsque le change est favorable aux petits achats...
Il dispose de moyens matériels importants et gratuits : pour se déplacer, il emprunte la voiture du service, avec chauffeur : ses ordres de mission prévoient le wagon-lit "single" ou la première classe en JET. Son courrier porte fièrement l'en-tête de l'organisme dont il relève. A la douane, il exhibe négligemment sa carte officielle.
En déplacement ou à PARIS, il peut à tout moment, joindre son Service, ou les siens par ligne prioritaire ou telex officiels.
Le seul point sur lequel il n'aime pas être interrogé, porte sur le montant exact de ses revenus, non pas tant le traitement qu'il perçoit normalement au poste qu'il occupe mais le montant des indemnités diverses, défiscalisées, sur lesquelles tout le monde fait silence. Il a toujours une moue de mépris pour le secteur privé, coupable de profits. Tout ce qui est lucratif ou commercial lui soulève le coeur. Comme il aime à le rappeler, il a le sens du service public.
TECHNOCRATOS a l'esprit de corps très développé : il a des amis partout, dans chaque ministère, dans chaque préfecture, à l'étranger même dans quelque ambassade ; mais son intérêt personnel prédomine en fin de compte : chacune de ses démarches, même la plus amicale est mûrement préméditée en fonction de l'avenir et... des alternances politiques.
Il recherche les dîners en ville, surtout lorsqu'il peut connaître la liste des convives.
Il observe à l'égard de ses aînés, un respect de bon ton. Il établit une différence marquée vis à vis de ceux qui occupent ou ont occupé les plus hauts postes sans être sortis du moule de la rue des St-Pères transféré rue de l'Université ou encore émigré à Strasbourg à son vif regret.
TECHNOCRATOS est par définition compétent en tout. Si vous vouliez le mettre dans l'embarras, vous pourriez lui poser simplement deux questions :
  • avez vous déjà rempli personnellement une feuille trimestrielle d'URSSAF ?
  • de quand date la première clinique conventionnée ?
Ne vous avisez donc pas de le vexer en découvrant son ignorance.
De formation habituellement littéraire, il accepte les chiffres officiels qu'on lui soumet sans pouvoir toujours les vérifier. Comme le contrôle parlementaire ne peut s'exercer sur tous les textes et les fleuves de statistiques qui les accompagnent souvent, TECHNOCRATOS dispose en définitive d'un pouvoir d'autant plus étendu qu'il est anonyme et d'autant moins responsable qu'il bénéficie de l'impunité.
S'il appartient à un cabinet ministériel - marche pied indispensable vers une carrière convenable - il peut être chargé de l'élaboration d'un des nombreux décrets d'application d'une loi. Après avis des services intéressés, il peut donner au texte final une orientation personnelle imprévue par le législateur, voire même contraire à sa volonté.
Si la décision est bonne, elle profitera à son protecteur qui pourra plus tard, lui en savoir gré. Si la décision s'avère néfaste, il ne subira aucune sanction. Si la décision est très mauvaise, il changera à la rigueur de service et, habituellement, à un poste comportant des responsabilités d'autant plus importantes que son ancienneté et l'étendue de son expérience le désignent tout naturellement. Ses échecs seraient plus facilement excusés s'il avait pu commencer sa carrière par une activité dans le secteur privé, mais cette chronologie n'est pas prévue...
On peut même soutenir que plus TECHNOCRATOS a changé de postes, plus il grimpe rapidement dans la hiérarchie en raison inverse de ses capacités. A l'inverse, s'il est compétent et habile, ses supérieurs se gardent bien de perdre un collaborateur aussi précieux. TECHNOCRATOS risque alors de stagner longtemps dans le même service au détriment de sa promotion.
Assoiffé de pouvoir, il se lance parfois dans la politique active : il adhère à un parti après avoir soigneusement pesé ses chances de succès. On lui confie immédiatement des responsabilités analogues à celles qu'il a exercées ou qu'il exerce encore dans la fonction publique : il ne sera donc pas dépaysé.
Désormais, son avenir est suspendu au hasard d'un scrutin. S'il est favorable, il est candidat aux plus hautes destinées politiques. S'il est défavorable, il devra s'armer de patience jusqu'au scrutin suivant, tout en retrouvant son ancien poste ou un autre. Il risque rarement d'être réduit au chômage.
TECHNOCRATOS a parfois regretté un choix malencontreux, mais il caresse toujours l'espoir d'une alternance politique.
Bien qu'il compte beaucoup d'amis et même de parents dans le corps médical, il jalouse secrètement son indépendance apparente et s'emploie, en toutes circonstances, à la limiter, voire à la rogner. Il sait déjà que sur le plan matériel, lui et ses amis ont réalisé de substantiels progrès en supprimant peu à peu l'aisance, parfois ostentatoire il faut bien le reconnaître, de ces imprudents, trop confiants dans la générosité reconnaissante de leur prochain.
TECHNOCRATOS sera bien triste lorsqu'il n'aura plus personne à réduire à sa merci.
S'il quitte le service public, il n'acceptera d'entrer dans le secteur privé qu'en échange d'avantages matériels très substantiels.
Il considère que sa seule présence valorise son nouveau milieu où il n'a, en général, pas l'intention de faire du zèle : il se contentera d'y "pantoufler" gardant la nostalgie de son poste d'origine où il incarnait une parcelle du véritable pouvoir.
[ SUITE ]
Une bonne vingtaine d'années se sont écoulées entre le précédent article sur les énarques et celui-ci. Entre temps, j'ai eu l'occasion d'approcher un certain nombre d'énarques appartenant à plusieurs promotions et mon opinion s'est confirmée et même... accentuée.
Je préfère dire tout de suite que mon jugement est sévère et fondé sur quelques exemples qui m'ont parus probants. J'ai procédé selon la méthode qui leur est familière, celle des sondages. Je reconnais qu'ils ne sont que très partiels et que, en généralisant à l'ensemble du corps, je suis de parti pris et certainement, ni objectif ni indulgent…
Malgré tout, je persiste et je signe !
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Ainsi, j'ai constaté chez ceux que j'ai approchés des défauts majeurs à mes yeux :
Ils n'ont qu'une connaissance approximative de la géographie. Ils connaissent un peu leur département de naissance, parfois celui de leur mariage, ou encore celui de leur stage en Préfecture. Pour le reste, ils ont gardé quelques souvenirs de leurs études secondaires mais il ne faut pas insister beaucoup pour se rendre compte qu'ils ne connaissent même pas les noms des capitales des dix nouveaux pays qui vont rejoindre l'Europe des 15. Comme le Pr. Robert DEBRÉ qui confondait CREIL, CORBEIL et CRETEIL, mais qui connaissait les noms et les titres de ses Collègues, Professeurs de Pédiatrie du monde entier, les énarques que j'ai interrogés – sauf un – distinguaient mal BELGRADE, BUDAPEST, BUCAREST, la BULGARIE, trompés eux aussi par la sonorité des syllabes.
Quant à la géographie de l'Amérique centrale et du Sud, il valait mieux ne pas trop insister.
L'Histoire avec un H. majuscule m'a semblé assez étrangère aux connaissances des énarques que j'ai interrogés. Jacques Cartier, Champlain, Montcalm sont des inconnus pour ceux que j'ai sondés. Le CANADA et les INDES, cédés par LOUIS XV n'évoquent que la francophonie d'une chanteuse du Québec ! Mieux encore : la vente par BONAPARTE de la LOUSIANE découverte par CAVELIER de la Salle 120 ans plus tôt et baptisée ainsi en l'honneur de Louis XIV n'inspire qu'une surprise à la fois interrogative autant que sincère.
Quant à l'histoire sociale, avec un h minuscule, je n'ai encore jamais rencontré un énarque capable de me donner la date, le lieu et l'auteur de la création de la première clinique conventionnée Avril 1934, 30, rue des Entrepreneurs Paris 15 ème, par un chirurgien, le Dr. Arnaud BRUNET. Je répète ici ces indications déjà citées par ailleurs dans ce recueil de souvenirs de peur qu'elles soient définitivement oubliées. . Elle devrait pourtant avoir été enseignée et retenue dans le catéchisme d'un futur haut fonctionnaire qui a choisi les affaires sociales dans son orientation professionnelle quasi-sacerdotale.
Je veux bien croire que l'enseignement de ce secteur soit très riche à l'E.N.A. Mais, je me suis aperçu avec d'autres, plus compétents que moi Le Dr Alain RICCI, par exemple, chirurgien libéral de Tarbes dont les connaissances égalent ou même dépassent celles des meilleurs spécialistes en économie de la santé. , des insuffisances, voire même des lacunes, en mathématiques, informatique et statistiques de bon nombre de diplômés de la prestigieuse école. On dit d'eux "qu'ils ne savent pas compter". C'est aussi l'opinion de certaines de leurs épouses lorsqu'elles acceptent de répondre aux bonnes questions comme par exemple « Dans votre ménage, qui remplit les formulaires d'URSSAF, les chèques-emploi service ou encore les déclarations d'ISF ? »
Le comportement
J'ai suffisamment chargé le tableau des insuffisances livresques des futurs diplômés. Après tout, on peut toujours compléter ses connaissances tout au long d'une carrière sans jamais y parvenir totalement.
C'est pourquoi, je m'attacherai davantage à l'analyse du comportement de ceux que j'ai approchés. Elle résulte de l'idée qu'ils ont d'eux-mêmes et qui leur a été insufflée pendant leur scolarité : "Vous êtes l'élite de la Nation. Vous aurez l'honneur et la responsabilité de la diriger, etc, etc,"
Cette opinion s'appuie sur une certitude générale que le doute n'effleure que très rarement.
Sans prétendre ouvertement détenir la vérité, les énarques semblent plus ou moins imprégnés par la conception ambiante généralement consacrée au culte du service public qui est noble et désintéressé par essence alors que le secteur privé n'est mu que par l'égoïsme et l'appât du gain. Répétée avec un certain psittacisme, cette thèse est élevée à la hauteur d'un dogme et largement diffusée par les strates successives des promotions de sortie de l'Ecole infiltrant tous les rouages de l'Etat.
J'ai souvent observé l'arrogante assurance d'un jeune homme ambitieux, mais sans autre expérience que la sienne propre ou celle de ses proches dans le domaine de la maladie au sens large. Il existe un curieux mélange de dogmatisme sectaire et d'une certaine dose d'innocence candide induite par la découverte de la vie.
Je ne citerai que l'exemple de la Santé Publique qui doit rester prioritaire dans l'esprit des élèves-décideurs ou futurs conseillers ministériels, quelle que soit leur orientation idéologique personnelle : la Réforme DEBRÉ et le régime conventionnel de 1960 représentent l'alpha et l'oméga de toute politique de santé. Le profit étant considéré comme une motivation honteuse et même scandaleuse dans une société moderne et égalitaire, il convient d'en pourchasser toutes les formes comme celles générées par l'industrie pharmaceutique, ou les cliniques privées dites commerciales… Inutile d'insister : la cause est entendue une fois pour toutes.
Une seule exception : j'ai rencontré un énarque qui, à la suite d'une fracture de ski, avait été soigné successivement à l'hôpital public et en clinique conventionnée. Il s'était intéressé à son cas personnel, ce qui est bien naturel, et par ricochet à celui de la population dont il avait constaté de lui-même le manque total d'information.
Hors du domaine médical où il n'ose pas trop s'aventurer en présence d'un professionnel de la santé, l'énarque sait en général glisser dans ses propos quelques néologismes plus ou moins imagés pour pimenter un exposé insipide truffé d'expressions creuses ou pour argumenter le rejet d'une proposition.
Sorti du moule de sa formation initiale, il devra faire un effort sur lui-même au contact des réalités, pour reconnaître le défaut d'objectivité de la conception traditionnelle de l'enseignement qu'il avait reçu. Il en sera d'autant plus vite convaincu lorsqu'il appréciera les vertus de la "pantoufle" s'il a la chance d'avoir été sollicité par un grand groupe du secteur privé qui a su découvrir ses qualités personnelles…
J'ai bien le sentiment d'avoir manqué d'objectivité mais je reconnais que je n'ai porté un jugement particulièrement sévère qu'à partir d'un échantillon non représentatif, échelonné cependant sur une bonne vingtaine d'années.
J'espère sincèrement pouvoir me rétracter un jour et faire amende honorable, si j'en trouve l'occasion.