Depuis une bonne trentaine d'années, sous l'influence de différents courants de pensée amplifiés par les médias, les familles veulent connaître la vérité sur l'état de leurs malades que le corps médical, retranché dans ses habitudes professionnelles, ne leur révélerait pas spontanément.

 

Certes, la vulgarisation scientifique a donné à une large partie de la population une connaissance suffisamment étendue pour être en mesure d'assimiler des notions médicales jusque là réservées aux professionnels ou à quelques initiés.

 

La culture judéo-chrétienne a longtemps préservé l'intimité de l'individu, à l'opposé de la culture anglo-saxonne qui s'est souvent montrée plus pragmatique. Ainsi, en 1947, aux USA, la télévision a montré et expliqué au monde entier la coupe anatomo-pathologique du cancer digestif dont le Secrétaire d'Etat, M. Forster DULLES venait d'être délivré, le soir même de son hémi-colectomie droite, alors qu'il était encore en salle de réveil !

 

Depuis lors, ce qui était inimaginable à l'époque dans la vieille EUROPE, tend à se généraliser pour tout individu, surtout s'il est célèbre. Adieu, notre bon vieux secret médical, respectueux de la personne humaine.

 

Aujourd'hui chacun veut légitimement être complètement informé de son état et s'élève contre l'attitude réservée du corps médical, parfois jugée évasive voire dilatoire par une famille dans l'angoisse ou dans le chagrin. A la suite d'un accident médical, certains veulent connaître une vérité qu'ils soupçonnent mais dont ils recherchent la preuve avec insistance, quel qu'en soit le but.

 

Il n'est pas question de dissimuler une faute, ni de s'opposer à l'indemnisation d'un préjudice.

 

Le corps médical ne peut plus en effet se draper dans sa dignité de naguère ni s'abriter derrière son savoir face aux questions du profane. Il doit assumer toutes ses responsabilités et rendre compte loyalement, d'une façon aussi intelligible que possible et avec le tact nécessaire, d'une évolution inexorable ou d'un aléa thérapeutique, comme on dit aujourd'hui lorsque la responsabilité d'un accident médical n'est pas identifiable.

 

Jusqu'ici, inspiré par les conclusions du lointain rapport MAC ALEESE de 1980, le décret du 30 mars 1992, définissant le dossier médical, propriété du patient, offrait sagement la possibilité au médecin traitant du malade de lui communiquer sur sa demande le contenu de son dossier, en accord avec le médecin hospitalier (public ou privé) qui l'avait constitué.

 

Le médecin de famille pouvait alors donner tous les éclaircissements attendus par son patient, d'une façon adaptée si possible à chaque cas particulier. On sait que la révélation d'un diagnostic quel qu'il soit peut provoquer un choc émotionnel imprévisible. Même si le malade exige une vérité qu'il affirme pouvoir supporter quelle qu'elle soit, sa révélation appelle une prudence et une expérience qui ne s'acquièrent qu'au cours d'une longue pratique professionnelle. L'exemple personnel cité plus loin le démontre amplement.

 

Fallait-il aller plus loin comme le réclamaient les malades et doit-on, sous la pression de l'opinion, donner libre accès au dossier médical ?

 

Je prétends que non pour deux raisons :

 

La première est d'ordre matériel : chaque dossier contient un certain nombre de documents, de compte - rendus d'examens, de radiographies, de planches d'imagerie, de tracés divers, etc. Il peut certes être consulté sur place, mais on ne peut pas toujours fournir des doubles de l'ensemble du dossier qui est parfois volumineux et... onéreux. A l'exception d'un résumé de l'observation, de copies de quelques examens et du compte rendu opératoire et/ou histologique, on voit mal comment cette demande peut être satisfaite sans pouvoir dissiper totalement dans l'esprit d'une famille dans le désarroi, la dissimulation volontaire ou non d'un document révélateur d'une faute passée inaperçue.

 

La seconde est d'ordre psychologique et les deux récits suivants en apportent l'illustration.

 

Première observation :

 

Il s'agissait d'une patiente de condition très modeste que nous avions opérée à l'hôpital de NEUILLY. Une laparotomie exploratrice nous avait révélé une carcinose péritonéale généralisée au-dessus de toute ressource thérapeutique. A chaque visite, elle nous demandait poliment mais avec insistance ce que nous avions trouvé, ce que nous avions fait et dans quel délai elle pourrait sortir. Maurice GAHINET et moi étions très gênés et il nous était impossible, dans cette salle commune, de lui révéler la vérité en nous bornant à quelques paroles de réconfort. Un beau matin, à notre grande surprise, l'opérée nous accueille avec un visage reposé et un grand sourire sans nous poser sa question habituelle. Nous lui demandons le motif de cette soudaine amélioration de son état.

 

Elle nous révèle alors que, devant notre silence, elle s'était procuré la nuit son dossier et qu'elle avait compris qu'elle était condamnée. C'était tout ce qu'elle voulait savoir. Elle ne craignait pas de connaître la vérité. Elle avait seulement besoin d'apprendre le délai nécessaire pour alerter sa soeur de province et lui confier ses deux fillettes. "Maintenant, j'ai prévenu ma soeur et je peux partir tranquille", nous dit-elle, en comprenant notre attitude "qui lui avait fait perdre juste une petite semaine".

 

Ici, la révélation d'un diagnostic fatal était une impérieuse nécessité chez cette opérée d'une force morale que nous ne soupçonnions pas.

 

Deuxième observation exposée par Paul MILLIEZ, en 1954, au cours d'une Conférence prononcée à la C.G.C. devant une salle comble d'ingénieurs et de cadres:

 

Remplaçant un jour son patron, le Pr. PASTEUR VALERY-RADOT à l'hôpital Broussais, le Pr. Paul MILLIEZ reçoit en urgence le haut responsable d'un grand Ordre missionnaire. Avec lucidité, il expose son cas en soulignant qu'en raison de ses importantes responsabilités, il sollicitait à la fois la vérité et le délai dont il pourrait disposer pour prendre toutes les dispositions nécessaires. "Je suis un homme d'Eglise, je vous demande de ne rien me cacher. Je sais que je peux compter sur votre totale franchise !"

 

Interloqué par ce langage direct, Paul MILLIEZ promet de lui dire la vérité mais prend le temps de quelques examens complémentaires pour s'assurer du diagnostic d'une maladie du sang d'évolution rapide.

 

Le jour venu, Paul MILLIEZ se hasarde à prononcer le pronostic fatal. "Alors, dit-il, cet homme énergique, d'une grande culture, d'une foi incontestable, s'est effondré moralement sous mes yeux. C'est comme si je lui avais tiré un coup de fusil à bout portant. Pendant les quelques jours qui suivirent, il restait prostré dans son fauteuil, incapable de prendre la moindre initiative. Il mourut quelques semaines plus tard, sans avoir pu faire face aux obligations de sa charge. Plus jamais je ne céderai à une promesse semblable" conclut Paul MILLIEZ.

 

Je garantis l'authenticité de ces deux cas si contrastés.

 

L'accès libre au dossier médical risque de réserver des surprises. Certes, la société s'est familiarisée avec le caractère physiologique de la fin de vie et aussi, avec les progrès fulgurants des diverses thérapeutiques médicales pendant toute la seconde moitié du XXème siècle.

 

Peut-être ne faut-il jamais, par une révélation brutale, ôter tout espoir chez un malade condamné, même agonisant, encore lucide ?

 

Est-il bien nécessaire, pour donner satisfaction à une opinion publique toujours plus exigeante, de légiférer dans un domaine aussi délicat que celui-là, ou vaut-il mieux laisser le colloque singulier se dérouler selon le mot célèbre, "entre une conscience et une confiance" librement choisies ?