Dans cet ouvrage de souvenirs, je ne pouvais pas escamoter un chapitre concernant un mode de protestation qui s'est généralisé depuis le dernier tiers du siècle.
Revenons aux origines : c'étaient les "sans-travail" - on dirait aujourd'hui les chômeurs - qui se réunissaient en bordure de la Seine, sur la rive droite du fleuve sableuse et plate, pour se louer, c'est à dire se faire embaucher. La place de Grève devenue probablement l'actuelle place de l'Hôtel de ville, était en quelque sorte l'ancêtre de l'ANPE...! Mais le sens a radicalement changé et signifie désormais l'arrêt volontaire, concerté et collectif du travail.
Elle peut être effective et donner lieu à des manifestations diverses, défilés habituellement ou meetings. Elle peut se dérouler sur le lieu de travail "sur le tas" selon l'expression populaire.
En principe, la grève concerne les salariés. Elle est reconnue par la Constitution. Elle est réglementée tant dans le secteur public que dans le secteur privé par de nombreux textes que les syndicats respectent habituellement, sauf si elle survient inopinément, en dehors de toute consigne syndicale et surtout, sans préavis régulièrement déposé. Cette grève "surprise" est de plus en plus utilisée pour des motifs divers.
La grève "perlée" ou "tournante" entraîne des perturbations limitées et intermittentes mais suffisantes pour signaler une situation et ouvrir des négociations avec l'employeur. Très usitée dans la poste, cette forme échappe à toute publicité et reste souvent méconnue du public. Il se borne alors à constater des irrégularités dans l'acheminement de son propre courrier. A l'opposé, la grève du "zèle" résulte de l'application scrupuleuse et tatillonne d'un règlement qui entraîne des retards dans l'exécution d'une tâche précise comme par exemple un contrôle douanier ou l'ouverture gratuite d'un péage.
Tout en continuant à travailler, les "grévistes" japonais se signalent parfois en arborant un ruban ou un brassard noir. Cette forme clinique ne gêne personne mais révèle symboliquement et pacifiquement un problème social particulier. Sauf erreur, ce signalement n'est pratiqué qu'en milieu hospitalier français par une inscription indélébile sur blouses blanches souvent irrécupérables...
Tout ce qui précède est bien connu mais restait confiné au travail salarié, donc par extension hospitalier. Par contre, les professions libérales ont commencé à sortir de leur isolement et à extérioriser leurs difficultés par des mouvements de protestation qui se limitent à des grèves administratives ou à de courtes fermetures de leurs cabinets.
Prenant modèle sur certaines catégories sociales, les médecins ont, à partir de la 2ème moitié du XX ème siècle, et pour la première fois de leur longue histoire, manifesté publiquement et collectivement des revendications portant principalement sur leurs rémunérations. Ces mouvements issus de la base résultent des politiques gouvernementales fixant les rapports entre les populations et les professionnels chargés de dispenser les soins.
Ce phénomène si éloigné des engagements moraux du serment d'Hippocrate prêté par les seuls médecins conduisent l'Ordre à tenter de maintenir l'éthique traditionnelle en s'impliquant plus profondément dans la vie sociale. Mais les « décideurs », poursuivant leur orientation vers une démédicalisation généralisée, ne semblent pas prêts à concéder une parcelle de leur pouvoir. On notera au passage que jusqu'ici aucune grève des professionnels de santé n'a entraîné le moindre dommage direct pour la population.
La première grande "grève médicale" du XX ème siècle
C'est, sauf erreur, en BELGIQUE en 1964 que la première grève des médecins libéraux fut organisée avec détermination et un succès total par le Dr. André WYNEN, chirurgien à BRAINE l'ALLEUD (Brabant), et par ailleurs Président de la Fédération Belge des Chambres Syndicales de Médecins.
Elle consistait à fermer tous les cabinets, les médecins étant tous partis en vacances, injoignables et donc échappant à toute réquisition, tous les malades étant dirigés sur les hôpitaux.
L'émotion fut énorme et la presse titrait déjà "Un premier mort à..." mais l'édition ne put jamais sortir car toutes les consignes de sécurité furent observées en étroite coordination avec les médecins militaires belges.
Elle dura 19 jours et prit fin avec l'accord du 24 Juin 1964 "dit de la St Jean" qui devait aboutir à la loi LEBURTON. "fixant toute l'organisation du système médical belge depuis cette date" (Quotidien du Médecin n°2087).
15 ans plus tard, une seconde grève - des services de garde étant assurés et doublés - des mêmes médecins belges commencée le 21 décembre 1979 et achevée au bout d'une courte semaine le 29 décembre 1979 portait sur l'indexation des honoraires au 1er janvier 1980.
Les grèves suivantes dans le monde
La presse professionnelle nous a informés des différentes grèves de médecins périodiquement tant en France qu'à l'étranger, le plus souvent dans le secteur hospitalier mais aussi parfois dans le secteur de ville. La liste suivante est seulement indicative
En voici, une énumération très incomplète, par ordre chronologique selon nos informations par pays.
Europe
ESPAGNE |
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PORTUGAL |
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DANEMARK |
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GRANDE BRETAGNE |
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GRECE |
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ITALIE |
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NORVEGE |
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Proche Orient
ALGERIE |
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LIBAN |
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ISRAEL |
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Amériques
ETATS UNIS |
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QUEBEC |
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PEROU |
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PARAGUAY |
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ARGENTINE |
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SAINT DOMINGUE |
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Polynésie Française
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Et la FRANCE ?
Il est impossible de dresser une liste des innombrables mouvements de protestation organisés par le corps médical français. Trois d'entre eux ont particulièrement frappé l'opinion :
Juin-juillet 1960 : grève administrative contre le décret du 12 mai 1960 instituant les premières conventions départementales avec adhésions individuelles à la Convention type en cas de carence. Lancée par la Chambre syndicale des médecins de la Seine (Dr QUIVY), cette grève consistait à ne plus remplir les feuilles de soins de l'Assurance-maladie et à les remplacer par une simple attestation du praticien sur papier libre indiquant l'acte effectué, la prescription et la durée d'arrêt de travail. : Résultat : un embouteillage monstre des caisses primaires qui a failli faire reculer le pouvoir représenté par M. Paul BACON, ministre du travail. Mais, faute de communication, le mouvement s'est vite essouflé. Le mécontentement des assurés qui n'étaient plus remboursés et les départs en vacances ont entraîné l'arrêt spontané du mouvement vers la mi-juillet.
Mai-juin 1983 : grève des internes et des chefs de clinique. Partie de l'AP de PARIS (Philippe DENORMANDIE et Alain HAERTIG) contre les réformes envisagées par le gouvernement de Pierre MAUROY, cette grève d'une durée de 5 semaines eut un profond retentissement dans l'opinion et par le soutien appuyé par les Hospitalo-Universitaires. Le rapport des 5 médiateurs (dont Jean DAUSSET, prix Nobel et Jean TERQUEM, Conseiller d'Etat en service extraordinaire, ancien chirurgien libéral de l'hôpital de la Croix Rouge des Peupliers) mit fin à cette grève qui avait sérieusement inquiété les pouvoirs publics. Rappelons que les urgences étaient assurées et les traitements en cours poursuivis. Aucun accident n'a été déploré.
Avril-mai 1997 : défilés et grèves dans les CHU et fermetures de cabinets libéraux. Protestant contre certaines dispositions (reversements et moratoire pour la première installation) de la première Convention de spécialistes signée par la seule UCCSF, une vague de protestations multiformes suscitée par la CSMF et ses alliés a déferlé à travers tout le pays et ébranlé le gouvernement JUPPE.
A l'occasion d'une difficulté professionnelle (élaboration de nouveaux statuts hospitaliers, réglementation de l'astreinte et de la garde, rémunérations, etc...) une ou plusieurs catégories de personnels soignants engagent séparément ou le plus souvent conjointement, différentes actions de plus en plus médiatisées qui aboutissent à des défilés de rue accompagnant différentes grèves de soins, les urgences étant assurées.
Ces grèves n'entraînent généralement pas d'incidents médicaux, les organisateurs s'efforçant d'assurer les suppléances nécessaires, de rester dans la légalité (préavis déposés en temps utile), pour obtenir à bref délai l'ouverture de négociations. Il s'agit en général des rémunérations jugées insuffisantes dans le secteur salarié, accessoirement du retrait ou d'une modification ponctuelle d'un texte, plus rarement d'un projet conventionnel (voir plus loin le chapitre sur les blouses blanches dans la rue).
Le secteur libéral par contre est rarement en grève, ce qui ne l'empêche pas de se joindre à des manifestations diverses qui n'ont pas toujours le même objet.
Devant la multiplicité des réclamations, chaque gouvernement ne commence à s'inquiéter qu'à la menace des "blouses blanches défilant dans la rue" qui constituent un spectacle que la population apprécie parfois. Ainsi on a vu en 1982 un défilé organisé par les Cadres et ouvert par une charrue précédant une paire de boeufs, sur le pavé parisien !
Aujourd'hui, encouragées par l'exemple d'un très grand nombre de catégories, les professions de santé utilisent à leur tour ces procédés qui réussissent si bien aux autres, mais cette fois, il existe une dimension humaine et sociale qu'il est impossible d'ignorer.
La situation particulière du médecin et des professionnels de santé face à une grève
Toute contestation professionnelle est légitime et d'ailleurs inscrite dans la Constitution avec le droit de grève. Mais sans remettre en cause cette légitimité, le malade peut - il en supporter les conséquences face aux devoirs moraux que la position du médecin dans la société lui assigne ?
Le Code de déontologie stipule, dans le Titre II (Devoirs du médecin envers les patients) que "quelles que soient les circonstances, la continuité des soins doit être assurée. Hors le cas d'urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d'humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles. S'il se dégage de sa mission, il doit alors en avertir le patient et transmettre au médecin désigné par celui-ci, les informations utiles à la poursuite des soins "(art.47).
L'intérêt du patient est de recevoir du médecin les soins nécessaires à son état. Mais le médecin peut être amené, dans l'intérêt même de son patient, à réclamer à la puissance publique qui gère la santé, la meilleure qualité de soins. Le devoir du médecin est alors de dénoncer, par les moyens qu'il juge appropriés, les carences dont son patient risque de pâtir.
Il peut s'agir de l'organisation du système de protection sociale, de la qualité de l'accueil hospitalier, de la qualification des personnels recrutés par les tutelles, du taux des remboursements des médicaments, etc... Il peut s'agir aussi des moyens matériels dont dispose le médecin et de son niveau de rémunération qui, on vient de le voir dans la liste non exhaustive qui précède, demeure le principal motif de grève de soins observé dans le secteur salarié.
Ainsi, la revendication salariale individuelle ou collective qui est légitime dans toutes les autres professions ne l'est plus pour des raisons morales dans le cas des professions de santé sauf si la société admet que l'intérêt matériel et le confort moral du médecin se confondent avec celui du patient.
Tant que ce problème ne sera pas définitivement tranché, il est préférable de se limiter à un moyen de contestation qui ne risque en aucun cas interrompre les soins dispensés au patient, comme le prescrit le Code de déontologie
Ma situation personnelle
En ce qui me concerne, j'ai toujours cherché à supprimer tout lien d'argent avec le malade. C'est pourquoi, séduit par le système de tiers payant mis au point par Arnaud BRUNET comme je l'ai rappelé par ailleurs, j'ai adhéré très tôt à cette formule conventionnelle malgré les critiques parfois violentes dont nous avons été, tous deux, l'objet jusqu'à ce que la généralisation de cette formule éteigne définitivement l'opprobre qui l'accompagnait.
Je ne me suis jamais engagé dans un mouvement de protestation qui aurait dépassé le stade administratif de l'un ou de l'autre secteur de mon activité professionnelle et risquant d'atteindre le niveau d'une grève de soins.
Même mieux, il se trouve qu'appartenant comme je l'ai rappelé, à la Confédération Générale des Cadres, j'ai été invité à associer, en tant que responsable syndical, l'organisation dont j'étais le Secrétaire Général, à une grève générale déclenchée par cette Centrale.
Chacun sait que la C.G.C., fidèle à la concertation et à la négociation, n'a jamais brandi la grève comme moyen de pression courant. Il fallait donc un motif sérieux pour qu'elle s'associe, à titre tout à fait exceptionnel aux autres Centrales, dans une grande grève nationale de 24 heures pour le 24 mai 1977.
Pris entre nos obligations syndicales et nos impératifs médicaux, nos responsables Fédéraux ont rédigé le communiqué commun suivant :
Les médecins C.G.C. ne peuvent pas tous participer à la grève du 24 Mai 1977
Bien que conscient du fait que les Cadres, comme les médecins, sont victimes d'une certaine politique qui semble ignorer leurs problèmes spécifiques. la Fédération Nationale CGC des médecins salariés, 23, rue du Louvre PARIS 1er, du fait de ses impératifs professionnels et déontologiques, peut difficilement participer à un arrêt de travail que les grévistes eux-mêmes seraient peut-être les premiers à lui reprocher.
En conséquence, elle recommande à ses 35 syndicats ou Unions de Syndicats d'adopter leur décision à chaque situation et plus particulièrement aux médecins hospitaliers d'inviter leurs membres à poursuivre leurs activités de soins le 24 Mai 1977.
Paris, le 16 mai 1977
Notre Président, le Dr Pierre GIRAULT, étant empêché, j'ai eu la charge d'envoyer le 19 mai le communiqué au Secrétaire Général de la CGC, M. MENIN, avec les explications appropriées qui furent d'ailleurs très bien comprises...
Notre attitude de médecins fut commentée avec bienveillance dans la presse professionnelle (Voir QM n° 1437 du 24 mai 1977, Panorama n° 355 du 23/24 mai 1977).
Les "gendarmes de la Santé"
En relisant les épreuves de ce recueil de souvenirs, composé entre le début 2000 et la fin 2006, je ne puis m'empêcher d'ajouter ce chapitre au lendemain de la grève des internes pour leur repos compensateur après une nuit de garde, pour les généralistes qui ne veulent plus assurer les urgences après 19/20 heures ni les dimanches et jours fériés au motif que les rémunérations correspondantes sont dérisoires. Enfin et surtout à la suite du mouvement de protestation généralisé des gendarmes du début décembre 2001.
Qui aurait pu imaginer que ce corps militaire se manifesterait si bruyamment et si spontanément dans le pays pour donner libre cours à des revendications statutaires longtemps étouffées et brutalement extériorisées portant sur leurs rémunérations, leurs conditions et surcharges de travail, face à l'indifférence des pouvoirs publics pourtant dûment mais trop discrètement prévenus ?
Après la police défilant dans les rues, après les magistrats, après les multiples grèves (SNCF, transports aériens notamment), après menaces de grèves des convoyeurs de fonds et des banques au moment du passage à l'euro, on ne peut manquer de comparer le sort des gendarmes à ceux des professions de santé au service du public 24 h. sur 24, avec gardes et astreintes permanentes et rémunérations non revalorisées depuis 7 ans pour les spécialistes ! On pourrait dire que le corps médical et les professions de santé sont les "gendarmes de la Santé" et que les pouvoirs publics, en instituant la réforme des 35 heures, n'ont eu dans l'esprit que le travail diurne, ignorant délibérément la permanence des soins sur le nycthémère comme la permanence de la sauvegarde des personnes et des biens de la population assurée par les forces de l'ordre à longueur de jours, de nuits et d'années.
Le gouvernement JOSPIN sera bien obligé de donner satisfaction aux gendarmes, comme il a bien été obligé de calmer successivement toutes les autres catégories sociales parmi lesquelles les profession de santé (hôpitaux, sages-femmes, infirmières, etc...).
Un passé définitivement révolu
Je ne peux pas m'empêcher non plus de rappeler que de mon temps, les internes prenaient chaque jour et chaque nuit leurs gardes sans rechigner puisqu'elles faisaient partie de leurs obligations. Il n'y avait à l'époque ni repos de sécurité ni rémunération complémentaire puisque ce service des gardes était entièrement gratuit.
J'ai bien connu un interne des hôpitaux qui avait choisi une maternité ne comportant qu'un seul poste d'interne où il est resté un an. Il prenait seul toutes les gardes, sans jamais sortir de l'hôpital et sans aucune indemnité compensatoire. Il s'appelait DUGOURD,et ne se plaignait jamais, trop heureux d'apprendre son métier en permanence dans ce qu'il considérait comme la meilleure formation. Et de fait, il avait beaucoup appris et pouvait faire face, seul, à presque toutes les situations. Il est malheureusement décédé dans un accident d'automobile, après avoir été affecté dans une autre maternité où ils étaient deux internes de garde, un jour sur deux….
On n'imaginait pas à l'époque que l'astreinte et la garde seraient un jour rémunérées tant il nous paraissait normal d'inclure cette activité dans notre maigre salaire mensuel
Mais c'était au siècle dernier... !