La rue est devenue au fil des Républiques un des moyens d'expression d'une ou de plusieurs catégories sociales.
J'avais gardé le souvenir des manifestations violentes de la place de la Concorde du 6 février 1934 et des défilés qui ont accompagné l'arrivée au pouvoir du Front Populaire en 1936.
Je me souviens encore des manifestations d'étudiants en 1937-1938, simples monômes clôturant une période d'examens à la veille des vacances où certains, souvent porteurs d'un collier de barbe et d'une bouffarde, arboraient encore une faluche abondamment médaillée, preuve de longues et savantes études. Les blouses étaient peu revendicatives, souvent d'inspiration rabelaisienne et même parfois humoristiques.
Ces défilés des grandes Ecoles ou des Facultés du Quartier Latin étaient bruyants, joyeux et plutôt "bon enfant", même s'ils s'en prenaient à quelques ministres, toujours les mêmes ou quelques professeurs têtes de turcs habituelles. Ils ne dépassaient guère le Boul' Mich', poussant rarement jusqu'aux Champs Elysées.
La manifestation du 11 novembre 1940 de la Place de l'Etoile a eu une toute autre signification et un certain retentissement, cette fois en l'absence de blouses blanches. Les cours des Facultés, y compris celle de Médecine de Paris, furent suspendus par l'occupant pendant 3 semaines.
Les premières manifestations sérieuses des professions de santé se déroulèrent au début de la V ème République en plusieurs circonstances à partir de 1960, lors de la sortie du décret du 12 mai 1960 instituant les conventions départementales de tarifs d'honoraires et, en cas de non signature, avec adhésion individuelle à la Convention type.
De 1960 à 1961, la Réforme hospitalo-universitaire puis hospitalière généralisant le plein-temps et instituant parallèlement un secteur privé intra-hospitalier public donnèrent lieu à de nombreuses manifestations mais la plus importante se déroula dans la rue, le 3 mars 1982 (voir photos ci-après) en blouse, et s'acheva dans le bureau du Pr Jacques Latrille, directeur du cabinet du ministre Jack RALITE… qui est resté invisible. Cette fois, le sujet était d'importance puisqu'il s'agissait, à l'instigation de Solidarité Médicale animé par Bernard DEBRE, du maintien du secteur privé des plein-temps que le nouveau Gouvernement MAUROY désigné après le changement de majorité de 1981 voulait supprimer…Ce chapitre est abordé par ailleurs.

Dans la rue 02

 

 

Dans la rue 01
On peut dire que depuis ce jour, la photographie de ce défilé, reproduite en maintes circonstances a créé chez tous les décideurs, une sorte de réflexe conditionné, les obligeant à prendre de nombreuses précautions pour éviter à tout prix tout ce qui peut porter atteinte au crédit d'un gouvernement quel qu'il soit, en particulier la fameuse blouse blanche, médicale ou non, dans un défilé.
14 ans après mai 1968, cette manifestation audacieuse fut autant syndicale que politique. Solidarité Médicale paraissait trop directement inspirée par les grands "mandarins" tandis que leurs élèves, internes, chefs de clinique et assistants parfois devenus quelque peu irrespectueux vis-à-vis de leurs Maîtres, leur reprochaient déjà d'avoir trop rapidement occupé les postes hospitalo-universitaires les plus attractifs, alors que la Réforme engagée se déroulait trop lentement. Il est vrai que la Réforme avait été remplie par le sommet de la pyramide alors que la base commençait à trépigner d'où un certain télescopage entre les deux courants.
La longue grève de 5 semaines menée avec brio par Alain HAERTIG et Philippe DENORMANDIE est restée dans toutes les mémoires. Elle s'est terminée sur un compromis proposé par les cinq médiateurs désignés par le Premier Ministre.
Mais, loin de se limiter au versant hospitalo-universitaire et hospitalier, le malaise a gagné progressivement toutes les professions de santé avec déjà une ébauche de crise dans certaines spécialités dont l'anesthésie réanimation et la chirurgie.
C'est ainsi que se créa une coordination nouvelle, intitulée "Action Santé" soutenue par Solidarité Médicale puis par les syndicats signataires des premières Conventions Nationales à partir de 1971.
Sans pouvoir retracer étape par étape, les actions tantôt isolées, tantôt coordonnées des différentes catégories professionnelles concernées, on peut dire que l'ensemble du monde de la Santé, élargi aux grands syndicats de salariés et aux familles d'assujettis elles-mêmes a participé pour des raisons diverses, parfois très éloignées les unes des autres, à des mouvements de protestation de plus en plus étendus. Après l'euphorie des 30 glorieuses, les premiers choc pétroliers de 1974 et de 1978 annonçaient une crise économique et sociale dévastatrice.
Je me bornerai à rappeler que la même année 1991, à 6 mois d'intervalle, Action-Santé grossie de plusieurs syndicats ou Associations diverses (on ne disait pas encore Coordinations) ont occupé massivement les rues de Paris.
 
Les deux défilés de 1991
Organisé conjointement par ACTION-SANTE (coordinations nationales) et par le Centre National des Professions de Santé (CNPS), le défilé du 17 novembre 1991 a rassemblé, des Gobelins au Champ de Mars, une foule évaluée entre 60.000 (police) et 400.000 personnes (organisateurs). La presse a estimé le nombre des participants autour de 200.000.
Le précédent défilé du 11 juin 1991 avait déjà rassemblé de la Place de Breteuil à la Bastille environ 110.000 membres des professions de santé d'exercice libéral. Voir Cahiers de Chirurgie n°79 mars 1991 p.53-56

Dans la rue 1991

Le 17 novembre, les hospitaliers publics (toutes tendances confondues), des organisations syndicales, des représentants de partis politiques et surtout des assurés sociaux se sont joints à la manifestation. Ainsi la participation escomptée par les organisateurs a été atteinte et même dépassée, en dépit des différentes tentatives de dissuasion des pouvoirs publics: déclarations ministérielles de fermeté, publication de statistiques établies selon une méthodologie circonstancielle des revenus de médecins, prévisions météorologiques,…

 

Les suites

Le succès incontestable de ces manifestations s'est traduit le soir même par les commentaires nuancés et conciliants sur TF1 de M. Jean-Louis BIANCO, Ministre des Affaires Sociales et de l'Intégration. Il s'est montré beaucoup moins dogmatique que les jours précédents, se bornant à répéter une bonne dizaine de fois qu'il s'agissait surtout, pour une meilleure utilisation des ressources de la Sécurité Sociale, d'éviter de les gaspiller...
Impulsée au départ par ACTION-SANTE, cette manifestation a permis au CNPS d'affirmer ses positions face au gouvernement et de tenter de coordonner l'action des Syndicats professionnels qui le composent tout en leur conférant une nouvelle légitimité.
Du fait des règles de représentativité sur lesquelles les pouvoirs publics se fondent pour négocier avec les professionnels, seuls les syndicats bénéficiant du label officiel sont admis à donner leur avis, même si numériquement ils ne peuvent prétendre s'exprimer au nom de l'ensemble qui, massivement, a rejoint les coordinations !
Cette situation paradoxale n'a pas échappé aux pouvois publics eux-mêmes, qui se rendent bien compte que l'adhésion des syndicats dits représentatifs n'emporte pas nécessairement celui de la base, c'est-à-dire de la majorité. C'est pourquoi M. Bruno DURIEUX s'efforcait de mettre sur pied des "chambres professionnelles" sur lesquelles le Collège National des Chirurgiens Français s'est déjà exprimé Voir Cahiers de Chirurgie N°80 avril 1991 p.127-128 , projet qui sera repris en 1993 par René TEULADE sous la forme des Unions Régionales de médecins libéraux.
Quoi qu'il en soit, liés par leur engagement contracté au sein du CNPS, et forts de l'appui que les manifestations du 11 juin et du 17 novembre 1991 leur ont apporté, la CSMF, la FMF et même MG France (qui n'était pas représentée le 11 juin) se sont trouvées en meilleure position lors des négociations qui ont repris les jours suivants tant avec le gouvernement qu'avec les organismes d'assurance-maladie.
Certains ont pu dire que le CNPS et par conséquent les syndicats dits représentatifs qu'il regroupe avaient "récupéré" à leur profit le gigantesque travail effectué par ACTION-SANTE pour réveiller et rassembler l'ensemble des professionnels dipersés dans de nombreuses coordinations.
Cette analyse n'est pas fausse. Mais le rôle d'ACTION-SANTE ne se limitait, ni à plus forte raison ne s'interrompait pas pour autant: par sa composition beaucoup plus large (hospitaliers, paramédicaux, ambulanciers,…), par son indépendance qui lui confèrait une certaine liberté, par les résultats obtenus en quelques mois, ACTION-SANTE était devenue, avec toutes les coordinations qui la composaient, un groupe de pression efficace tant à l'intérieur qu'à l'extérieur et de ce fait un mouvement porteur d'espoir.
Pour leur part, le COLLEGE NATIONAL DES CHIRURGIENS FRANÇAIS et la FEDERATION NATIONALE DES PRATICIENS DES ETABLISSEMENTS PRIVES (FNEP) ont demandé au Dr Gérard MAUDRUX, dont les qualités de leader étaient déjà unanimement reconnues et garantes de la cohésion du mouvement, de poursuivre l'action entreprise à un rythme compatible avec son activité professionnelle.
C'est pourquoi l'arrivée du Dr JM LETZELTER à la tête d'ACTION-SANTE et la nomination du Dr Gérard MAUDRUX comme Président d'Honneur "actif" ont été accueillies avec sympathie (le Dr MAUDRUX avait entre temps demandé à être déchargé de la présidence active du mouvement…).
Le corps médical n'a pas hésité 5 ans plus tard à renouveler cette forme de contestation syndicale toujours payante lorsqu'il s'était agi par exemple de faire tomber en 1996 un premier Ministre encore salué par une "standing ovation" exceptionnelle de l'Assemblée Nationale quelques jours plus tôt !
On observera que le corps médical rassemblé par la CSMF et le SML à l'occasion de la signature par l'UCCSF seule de la première Convention séparée de spécialistes du 12 mars 1997, s'était borné cette fois à défiler sans ostentation. Sa modeste délégation, en civil, s'était placée derrière une bruyante cohorte d'étudiants en médecine en blouses blanches renforcée par des internes et surtout des chefs de clinique qui avaient répondu massivement à l'appel de la CSMF, alors que le moratoire portant sur la dispense de tout reversement de frais d'installation ou de dépassement, que l'UCCSF leur avait obtenu, dépassait de 3 ans la durée même de la convention signée pour 4 ans !
Autrement dit, on s'était servi, grâces aux blouses blanches dont l'effet médiatique était assuré, de la naïveté confiante d'un certain nombre de chefs de clinique qui ne risquaient pas d'être impliqués dans un texte conventionnel qui ne concernerait éventuellement que leurs aînés !
Tous les moyens étaient bons pour conserver grâce au maintien d'une Convention unique, une hégémonie syndicale qui était le véritable motif du défilé…