Les 18 mois passés en 1944/1946 sous l'uniforme au Ministère de la Défense puis des Prisonniers, Déportés et Rapatriés m'ont révélé un monde dont j'ignorais tout : la hiérarchie militaire, assez souple dans un milieu mixte administratif et médical. La hiérarchie administrative est beaucoup plus rigide que la subordination médicale. Disposant d'un pouvoir étendu, il était grisant pour un jeune médecin lieutenant, tout juste thésé de quelques semaines, de donner des ordres au nom de la République à Messieurs les Préfets...! Dans la période particulièrement troublée qui a suivi la Libération jusqu'à la fin de la guerre le 8 mai 1945 et même bien au delà, j'ai assisté à de nombreux événements, comme par exemple l'arrestation du colonel HARDY dans son bureau, les craintes d'une percée allemande sur PARIS lors de la bataille des Ardennes en décembre 1944, l'épuration dans les milieux officiels et les règlements de comptes politiques, la remise en marche d'une machinerie administrative complexe soumise aux aléas des transports, à la pénurie de vivres et d'essence, aux déplacements de population civile et militaires, aux craintes d'épidémies, etc.
Bien qu'inexpérimenté, j'ai participé à des réunions de cabinet ou interministérielles et donné mon avis à des responsables chevronnés, civils ou militaires. Chargé avec Pierre VOYEUX de l'état sanitaire des camps d'étrangers en France, nous avons parfois été conduits à imposer des règles disciplinaires à des populations disparates marquées par la guerre et politiquement ennemies, comme par exemple les soviétiques et les débris de l'armée VLASSOV ou certains yougoslaves partisans de l'URSS et ceux partisans du retour de la monarchie. Ces affrontements se terminaient souvent dans le sang.
Quant à connaître les effectifs des populations dont nous avions la charge, les chefs de camp nous opposaient le secret militaire, même pour les nourrissons nés sur place qui étaient déjà considérés comme membres à part entière de l'Armée Rouge !
Il m'est arrivé de prendre, seul, des décisions dont je n'ai mesuré qu'après coup l'importance. Ainsi, par exemple, j'ai refusé de frêter le navire-hôpital que réclamait d'urgence le Colonel LIETOUNOV, adjoint du redoutable général DRAGOUN, pour rapatrier à ODESSA certains soviétiques et leurs familles. J'estimais qu'il était hors de nos moyens de l'époque de satisfaire cette exigence à supposer que la marine disposât même d'un tel bâtiment. Ce refus a failli créer un incident diplomatique sérieux car le général DRAGOUN qui avait tout pouvoir à l'ouest du RHIN n'admettait pas "qu'un jeune blanc-bec" ait l'audace de s'opposer à une demande légitime de la glorieuse armée soviétique !
Ce stage m'a familiarisé avec le monde politico-administratif où se prennent les décisions. On comprend mieux l'influence exaltante et même fascinante que le pouvoir peut exercer sur celui qui en détient seulement une parcelle. Ayant par la suite beaucoup fréquenté les couloirs et les antichambres ministériels, j'ai observé les luttes feutrées auxquelles se livrent les uns ou les autres pour conserver ou pour acquérir et exercer toujours plus de pouvoir. J'ai pu mesurer le rôle d'information que le syndicalisme peut jouer pour éclairer une situation et peser sur une orientation, en particulier lorsque le décideur ne connaît pas ou mal le dossier qu'il doit traiter... S'il est expérimenté par une longue pratique, le syndicaliste devient "la mémoire " du ministère et un auxiliaire irremplaçable du décideur, même si celui-ci ne le reconnaît pas spontanément.